En prévision du premier concert de la saison 2014-2015 des Boréades de Montréal qui aura lieu le 23 octobre 19h30 à la Salle de concert du Conservatoire, nous vous proposons les commentaires de François Filiatrault sur l’Offrande musicale. Vous pouvez retrouver tous les détails sur ce concert en vous rendant à la page suivante:

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Johann Sebastian Bach

L’Offrande musicale BWV 1079

 

[blockquote text=’Un soir, alors qu’il venait de préparer sa flûte et que les musiciens étaient tous à leur place, un officier lui apporta la liste des étrangers qui venaient d’arriver à Potsdam. La flûte à la main, le roi parcourut rapidement la feuille quand soudain, se tournant vers les musiciens, il leur dit avec animation : « Messieurs, le vieux Bach est arrivé ! » – Johann Nikolaus Forkel, 1802′ text_color= » width=’75’ line_height=’undefined’ background_color= » border_color=’#005595′ show_quote_icon=’yes’ quote_icon_color= »]

 

[dropcaps type=’circle’ color= » background_color=’#005595′ border_color= »]D[/dropcaps]urant les dernières années de sa vie, Bach se retire lentement du monde. Il fait de l’ordre dans ses œuvres, pousse en solitaire jusqu’à ses extrêmes limites l’art du contrepoint amorcé dans la musique occidentale cinq siècles plus tôt et voit d’un oeil sévère ses fils et ses élèves s’aventurer dans des formes nouvelles qui, selon lui, sont loin d’avoir fait leurs preuves, celles du classicisme naissant.

Vers la même époque, en 1740 plus précisément, Frédéric, le deuxième du nom, devient roi de Prusse. C’est un amateur passionné de musique, un flûtiste de talent, élève de Joachim Quantz, et un compositeur estimable; il nomme dès son accession au trône Carl Philipp Emanuel Bach claveciniste de la Cour. En 1747, par l’entremise de ce dernier et aussi par celle du comte Keyserling, ambassadeur de Russie, pour lequel, selon la légende, Bach avait composé quelque temps auparavant les Variations Goldberg, la réputation de virtuose et d’improvisateur dans l’ancien style de Bach père gagne les oreilles de Frédéric. Le roi invite donc le « vieux Bach » à lui rendre visite à Berlin, mais, pour des raisons tant politiques que personnelles — les armées prussiennes avaient dévasté la Saxe peu auparavant —, le compositeur sexagénaire hésite un temps à entreprendre le voyage. Enfin il accepte l’honneur, il pourra ainsi revoir son dernier petit-fils, alors âgé de deux ans. Bach père part donc pour Berlin en compagnie de Wilhelm Friedemann. Ce sera son dernier voyage, le dernier succès mondain de sa carrière, qui en compte bien peu, et de cette occasion naîtra l’Offrande musicale.

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Frédéric II en concert à Sans-Souci par Adolph Menzel (1815-1905)

Le peintre Adolph von Menzel s’est ingénié à reconstituer, au milieu du XIXe siècle, plusieurs scènes de la vie de Frédéric II; parmi celles-ci figure un concert où l’on voit les musiciens, Emanuel Bach au clavecin et Frantisek Benda au violon, attendre que le roi, botté au milieu de la pièce, termine la cadence de son concerto. C’est peut-être une scène semblable que Bach interrompt par son arrivée à Potsdam, ou à Sans-Souci, le soir du 7 mai 1747. À peine a-t-il mis le pied au palais que le roi, sans lui donner le temps de changer ses vêtements de voyage, lui fait essayer divers instruments à clavier et en particulier les sept pianofortes que Gottfried Silbermann vient de lui fabriquer et dont il est très fier. Et la chronique, apocryphe il est vrai, d’Anna Magdalena Bach dit fort joliment : « Alors Sébastien s’assit, se mit à jouer, et peut-être quelques-uns des auditeurs se rendirent compte que cette nuit-là il y eut deux rois au palais. »

Un peu plus tard, Frédéric lui propose un thème et lui demande d’improviser une fugue à trois voix; Bach s’exécute et le ricercar qui ouvre l’Offrande musicale est tout probablement la transcription de mémoire de cette improvisation. Puis Sa Majesté, qui voulait sans doute gouverner également le génie qui se trouvait sous son toit, ou du moins lui montrer qui était le maître, lui demande d’improviser sur le même thème une fugue à six voix. Bach décline la demande, déclarant le thème impropre à un tel traitement, et il prend un de ses propres thèmes pour improviser la fugue demandée.

Mais de retour à Leipzig, notre compositeur prépare une petite revanche et deux mois plus tard il envoie au roi, en deux livraisons soignées, l’Offrande musicale — de cette première édition cependant ne peut être tirée de conclusion sûre quant à l’ordre des mouvements. Sa préface, ironique à force d’à-plat-ventrisme feint, déclare que l’œuvre n’a vu le jour que pour « traiter le thème royal en toute perfection et le faire connaître au monde »! Il utilise en effet le thème de fugue que lui avait fourni le roi et le vide pour ainsi dire de toutes ses possibilités contrapuntiques au moyen de divers fugues, nommées « ricercars », et canons. Ce thème, dont on doute qu’il soit vraiment de Frédéric tant il s’éloigne de son style habituel — peut-être lui fut-il soufflé par Emanuel Bach —, est un beau sogetto de fugue comme il y en a beaucoup à l’époque dans le répertoire des organistes. Il est en do mineur et il comprend une descente chromatique; Bach ne peut que se sentir à l’aise avec un tel matériau, expressif et marqué d’une certaine réserve. Il est par ailleurs significatif qu’il utilise pour une de ses dernières compositions, qui se situe à la charnière de deux époques, ce « thème migrateur qui, aux dires de Carl de Nys, pourrait résumer toute la musique occidentale ».

Johann_Sebastian_Bach_1746

Johann Sebastian Bach par Elias Gottlob Haussmann (1695-1774)

D’autre part, Bach appartenait depuis juin 1747 à une société musicale savante dirigée par Lorenz Mizler. Pour y adhérer, chaque candidat devait fournir son portrait et, en 1746, Bach s’était fait peindre par Elias Gottlob Hausmann, avec à la main une partition montrant un canon. Chaque année il devait envoyer une communication théorique à ses collègues ou encore une œuvre d’une particulière habileté contrapuntique, sa première contribution ayant été les Variations canoniques pour orgue. Il est très probable que la composition de l’Offrande musicale n’ait pas eu comme seul but de rendre hommage ou d’épater Frédéric II; le soin apporté à sa gravure laisse supposer que Bach prévoyait la présenter comme sa contribution aux activités de la société de Mizler pour l’année 1748.

L’Offrande musicale comprend le ricercar à trois voix et le ricercar à six voix — celui-ci se présente selon Luc André Marcel comme « l’une des plus savantes et des plus somptueuses fugues qui soient au monde » —, dix canons de tous les styles et une sonate en trio pour flûte, violon et basse continue. Les canons sont proposés comme des énigmes; ce sont deux anciens élèves de Bach, Johann Friedrich Agricola et Johann Philipp Kirnberger, musiciens dans l’orchestre de la Cour de Prusse, qui les ont résolus les premiers. La sonate de l’Offrande  est une des très rares sonates en trio de Bach obéissant à la forme traditionnelle. Elle exploite elle aussi le thème royal : ses premières notes apparaissent dans le premier mouvement, il est présent à toutes les voix alternativement dans le deuxième, absent mais suggéré dans le troisième, enfin présenté en rythme ternaire et avec ornementations dans le quatrième. Mais, voulant à la fois plaire et instruire, bien qu’elle soit très contrapuntique et très fouillée harmoniquement, elle est également marquée au coin de ce style galant, très mélodique, que Frédéric appréciait par dessus tout.

Sauf pour la sonate et deux canons, l’instrumentation n’est pas précisée et la seule unité de l’œuvre est l’utilisation dans toutes ses parties du thème donné par le roi. Ingéniosité, habileté souveraine, sommet de la polyphonie, qui ne sera dépassé que par L’Art de la fugue  deux ans plus tard, jamais le formalisme ne l’emporte sur la sensibilité, l’émotion, la lumière. Tout cela était bien au-dessus des connaissances musicales du roi de Prusse; et gageons que Philipp Emanuel a dû, non sans malice, rendre compte à son père de la façon dont l’œuvre fut reçue et peut-être jouée à Sans-Souci.

© François Filiatrault, 2014

 

Quelques éclaircissements

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Le canon est la forme la plus stricte d’imitation polyphonique, celle qui respecte rigoureusement la règle, le « canon ». Deux voix ou davantage y superposent des imitations du même thème, entrant successivement à intervalles rapprochés; tant qu’une modification du thème aux différentes parties ne provoque pas la cadence finale, où toutes les voix se retrouvent, chacune d’elles, à son tour, reprend le thème du début ad infinitum. […] Le canon « par mouvement direct » est le plus familier, mais tous les artifices de l’imitation peuvent aussi être employés: mouvement contraire, mouvement rétrograde, augmentation, diminution. Le canon se distingue de la fugue à la fois par sa simplicité et par sa rigueur. Sa construction est entièrement déterminée par l’invention d’un thème en relation avec la formule d’imitation choisie.

Roland de Candé,
Dictionnaire de musique, 1961
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Sur la distribution des treize éléments [de l’Offrande musicale], de forme et de longueur différentes, les opinions sont tout autres qu’unanimes. […] Une construction de ce type, plutôt que d’obéir à des critères de symétrie, semble résulter de l’application d’un principe traditionnel propre à l’ars rhetorica. Et c’est en raisonnant en ces termes qu’[on] est arrivé récemment à formuler une hypothèse aussi suggestive que convaincante, d’après laquelle l’Offrande musicale reproduit le schéma de l’oraison établi dans l’Institutio oratoria de Quintilien, texte que Bach connaissait certainement et dont Johann Matthias Gesner, l’ex-recteur de la Thomasschule et ami de Bach, avait donné (en 1738) un excellent commentaire. [On] a pu relever une parfaite correspondance entre la disposition des morceaux observée par Bach et la structure fixée par Quintilien, et enregistrer ainsi pas à pas les concordances existant entre l’exposé formulé par l’auteur latin et les éléments caractéristiques du discours de Bach. En éliminant les éléments de moindre importance, le schéma général de l’Offrande musicale peut se ramener aux points essentiels de l’Oratio tels que les détermine Quintilien, disciple de Cicéron.

Alberto Basso,
Jean-Sébastien Bach, 1985
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Bach et les Boréades de Montréal

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Francis Colpron interprète l’Allemande tirée de la Partita en la mineur BWV 1013. Extrait du CD Six Transcriptions.