Étrange parti pris qui veut que « superficiel » signifie non pas « de vastes dimensions », mais « de peu de profondeur », tandis que « profond » signifie au contraire « de grande profondeur » et non pas « de faible superficie ». Et pourtant, un sentiment comme l’amour se mesure bien mieux, il me semble, si tant est qu’il se mesure, à l’importance de sa superficie qu’à son degré de profondeur.

Michel Tournier,
Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1969.

Johann Sebastian Bach

Nous considérons aujourd’hui que nous avons vengé l’Histoire en rendant à Johann Sebastian Bach, en son temps relativement obscur cantor de l’église Saint-Thomas de Leipzig, la gloire que ses contemporains attribuaient plus volontiers à Georg Philipp Telemann, adulé de son vivant par l’Europe entière. Nous nous plaisons, en prenant la contrepartie des hommes et des femmes du XVIII e siècle, à nous croire dans le bon chemin, dans le jugement juste.
Pour légitimer notre culte du Cantor, nous opposons la profondeur de sa pensée à la superficialité de celle de Telemann, les constructions magistrales du premier aux séductions faciles du second, comme s’il fallait qu’il y eût toujours un gagnant et un perdant. La vraie question est peut-être plutôt de se demander d’où vient ce besoin d’établir des hiérarchies, des classements unidimensionnels lorsqu’il s’agit de la création artistique ou du plaisir esthétique. Il ne nous viendrait plus à l’esprit aujourd’hui de faire ce genre de comparaison entre Raphaël et Michel-Ange, par exemple. Et Romain Rolland écrivait déjà en 1909 ; « Il n’y a pas, en un siècle, qu’un seul style qui soit vrai. Ayons le cœur assez large pour aimer tout ce qui est beau : Pergolèse et Rameau, Beethoven et Rossini. » Ainsi, il est bon de reconnaître à Telemann sa

Georg Philipp Telemann

juste place, sans compter que Bach n’a pas besoin pour sa gloire et la postérité de son message qu’on lui sacrifie ce merveilleux musicien.

Tous deux, qui se connaissaient et s’estimaient d’ailleurs l’un l’autre, avaient une connaissance approfondie des instruments, des styles et des genres musicaux de leur époque; mais deux conceptions totalement différentes et pour ainsi dire opposées de l’art des sons se dégagent de leur œuvre respectif. Ils sont chacun si uniques qu’il sont pour ainsi dire « incomparables » – malgré le sous-titre du présent texte !

Nous pouvons d’abord constater que Bach et Telemann ont eu des destinées professionnelles très semblables – mais avec des postes plus prestigieux pour ce dernier. À peu près autodidactes tous les deux, une première moitié de leur existence se déroule dans plusieurs cours et villes de l’Allemagne du centre et du Nord, et ni l’un ni l’autre, contrairement à Haendel, n’a fait le voyage d’Italie, à l’époque terre promise de la musique et des musiciens. Vers 1720, tous deux s’établissent

L’Offrande musicale, 1747

pour le reste de leurs jours au service d’un conseil municipal, Bach à Leipzig et Telemann à Hambourg, composant dans le cadre de leurs fonctions officielles cantates et oratorios. Enfin, à un âge avancé, chacun fait également un voyage important, le premier à Berlin et le second à Paris, et déjà ces destinations ainsi que les œuvres qu’elles suscitent, l’Offrande musicale pour l’un et les six Nouveaux Quatuors parisiens pour l’autre, les démarquent et nous révèlent leurs profondes différences.

Nouveaux Quatuors, 1738

Bach est intemporel. Dernier représentant du grand courant contrapuntique qui remonte aux musiciens franco-flamands des XV e et XVI e siècles, son royaume, pour ainsi dire, n’est pas de ce monde. Il vit dans son univers intérieur, un univers habité par une foi sans faille. Préoccupé de numérologie et de symbolisme jusqu’à la manie, toutes choses dont les résultats musicaux restent non perceptibles à la simple audition – mais que Dieu, lui, discerne –, il construit des mondes chargés d’une signification plus ou moins ésotérique et il restitue l’harmonie des sphères, et ce, avec un sens mélodique souvent d’une profonde expressivité. Bach nous propose une vision cosmique et théologique : il veut unir les êtres à Dieu par la musique et les pouvoirs mystérieux de la combinatoire sonore. Bien sûr, ce style est de plus en plus dépassé en cette première moitié du XVIIIe siècle, moment où s’amorcent la rationalité des Lumières, et le Cantor regarde avec une certaine méfiance ses fils s’aventurer dans des formes qui n’ont pas fait leurs preuves, celles du classicisme naissant. À cela s’ajoute que Bach, dans son enseignement, veut former des musiciens spécialisés, des virtuoses, des initiés en quelque sorte – des professionnels dirions-nous aujourd’hui –, et c’est le but de tous les chefs-d’œuvre à vocation didactique qu’il écrit pour ses fils et ses nombreux élèves.
Telemann, pour sa part, est un homme du monde, et du meilleur. Toujours enthousiaste, il se renouvelle constamment et, comme l’écrit Gilles Cantagrel, « demeure jusqu’à ses derniers jours profondément engagé dans la vie active et prend part à l’évolution de la musique contemporaine ». Il veut d’abord plaire, séduire, et il y réussit sans bassesse et sans afféterie. Son activité inlassable a pour but d’unir les êtres entre eux au moyen de la musique et de sa pratique; il ne vise pas la formation de spécialistes, mais s’adresse d’abord aux amateurs habiles et éclairés pour leur permettre de s’entretenir et de converser au moyen de l’art des sons. Ainsi, à la vision métaphysique de Bach s’oppose la conception humaniste de Telemann, à la contemplation des mystères divins et à l’élévation de l’âme proposées par le premier, l’expression individuelle et la participation de tous encouragées par le second. Telemann a sans doute beaucoup écrit – davantage que Bach et Haendel réunis ! – et tout dans son œuvre n’est pas toujours de premier ordre, mais même sa fécondité prodigieuse est fascinante – sans compter que le génie n’est pas une quantité fixe qui s’épuiserait dans une production jugée trop abondante. Et peut-on reprocher aux contemporains d’avoir préféré Telemann à tout autre, eux qui ont inventé pour nous l’idée même du bonheur ?

En reprenant la typologie de Carl Gustav Jung, on constate que Bach est un introverti parfait qui puise à l’intérieur de lui-même ses forces vives, tandis que Telemann est le type même de l’extraverti qui se stimule constamment par le contact avec les autres, une insatiable curiosité et une infatigable activité. Alors, comment juger deux personnalités aussi diamétralement opposées, mais tellement complémentaires dans les conceptions du monde qu’elles supposent et les mouvements qu’elles veulent susciter en chacun de nous, qu’elles se renvoient l’une à l’autre dans une sorte de dialectique.

Musique au château d’Ismaning, par Peter Jacob Horemans, 1733

Quand il s’agit de notre plaisir, on peut bien sûr avoir des préférences selon l’heure du jour ou les humeurs qui nous habitent, mais Bach et Telemann sont allés tous deux au bout de leurs devenirs et le musicien gourmand des honneurs qu’on lui prodigue à Paris est sans doute aussi essentiel à la Musique que le Cantor de Saint-Thomas, bâtisseur de cathédrales. Concluons avec Cantagrel, qui les tient pour des « compagnons d’arme » : « Pourquoi vouloir dissocier deux faces aussi complémentaires de la création ? »

© François Filiatrault, 2024


Le concert Bach & Telemann sera présenté le 14 mars 2024 à 19h30 – salle de concert du conservatoire de Montréal.


Version anglaise de l’article : Bach and Telemann – a brief essay in comparison