La sonate en trio peut être considérée à la fois comme le premier terme de la complication de la simple mélodie et le dernier effort de la simplification de la polyphonie; elle est le point de rencontre de ces deux mouvements de sens contraire.

Jules Écorcheville,
(1872-1915)

Dès l’aube de la période dite « baroque », qui s’étend de 1600 à 1750, la sonate en trio réunit toutes les caractéristiques qui la consacreront comme un genre majeur. La création en Italie, à partir de la fin de la Renaissance, d’une musique instrumentale non dérivée des genres vocaux, l’abandon des procédés contrapuntiques comme principaux modes de composition, le désir de rendre au mieux les passions humaines ainsi que la facture du violon dans sa première perfection amènent les compositeurs à expérimenter dans une liberté nouvelle toutes sortes de combinaisons sonores pour des ensembles de toutes dimensions, créant ce qu’ils nommeront le style concertant.

Tableau anonyme

Tableau anonyme – vers 1680

Ils privilégient bientôt la sonate soliste – bien que souvent libellée « solo », elle comporte une partie de basse continue – et la sonate en trio pour deux violons et basse continue. Le succès de cette dernière s’explique en ce qu’elle synthétise l’intérêt que procure le jeu polyphonique, déjà éprouvé mais assoupli par un sens mélodique nouveau, et le principe naissant de la monodie accompagnée, où la ligne de basse sert essentiellement de support harmonique à l’édifice. Et sans doute aussi parce qu’elle est davantage à la portée des amateurs doués que la sonate soliste, qui fait plus souvent assaut de virtuosité.

Cette sonate est dite « en trio » parce qu’elle prévoit trois lignes mélodiques, deux de dessus et une de basse, et non trois exécutants – les termes de « trio » ou de « quatuor » ne désigneront le nombre des protagonistes en jeu qu’à partir du second XVIII e siècle. Ainsi, le plus souvent, quatre musiciens sont requis pour la jouer : deux qui se chargent des voix supérieures et deux, de la basse. Celle-ci est prise en charge par une basse d’archet, viole de gambe ou violoncelle – ou encore un basson –, tandis qu’un instrument harmonique (clavecin, orgue ou archiluth) double cette ligne grave, tout en « réalisant » les accords prévus – ils sont indiqués par un système de chiffrage – à son gré, souvent de façon improvisée et en fonction du lieu ou des circonstances, mais toujours suivant les règles du goût. (On voit sur certaines représentations d’époque le violoncelliste s’étirer le cou pour suivre sa ligne sur la partition du claveciniste, puisque les éditeurs ne la publiaient pas en deux exemplaires et que le photocopieur n’avait pas encore été inventé…) Sur le plan structurel cependant, la basse d’archet seule ou un instrument harmonique seul serait suffisant, comme l’indiquent plusieurs pages de titre de recueils imprimés.

Différents types de collaboration président à la complicité des deux dessus. On peut entendre soit une polyphonie avec des jeux d’imitations assez stricts, soit la mélodie principale au premier et une sorte de contrechant d’accompagnement au second, soit des motifs mélodiques différents aux deux voix, pour créer une sorte de dialogue avec questions et réponses, soit un simple parallélisme des deux, à la tierce ou à la sixième. Ou encore un savant mélange de ces diverses conversations à l’intérieur d’une même œuvre.

Au départ, dans un esprit de contraste typique du Baroque, la sonate enchaîne divers tempos et rythmes sans véritable interruption, mais, dès les années 1680, sous l’influence de la suite de danses, les mouvements se séparent selon un schéma très général lent-vif-lent-vif. Se différencient alors la sonata da camera (sonate de chambre), dont les sections sont des danses, souvent celles de la suite, allemande, courante, sarabande et gigue, et la sonata da chiesa (sonate d’église) qui désigne ses mouvements par des indications de tempo ou de climat, la danse étant interdite à l’église. Mais cette distinction n’est souvent que superficielle, telle sarabande pouvant être marquée simplement Adagio et tel Presto, cacher une alerte gigue…

Parmi les premiers exemples de sonates en trio figurent celles de Salomone Rossi (1570-1630), un violoniste de confession juive collègue de Claudio Monteverdi à Mantoue. Il publie en 1607 un livre de vingt-sept courtes pièces, parmi lesquelles quinze sont des sinfonias pour deux violons et basse continue – la onzième expose un (trop) bref dialogue en écho. La page de titre du recueil de Rossi indique que les violons peuvent être remplacés par des cornets à bouquin, instrument très populaire à l’époque, tout comme la flûte à bec, une pratique sans doute en partie destinée à augmenter le chiffre d’affaires…
Quelques années plus tard, Dario Castello (1602-1631), chef des instrumentistes de la basilique Saint-Marc sous la direction de Monteverdi, fait paraître à Venise en 1621 et 1629 deux recueils de Sonate concertate in stil moderno de deux à quatre voix. La Sonate nº 11 du second livre est en trio : dans une succession de sections très contrastées, les deux dessus, laissés au choix des interprètes, dialoguent et rivalisent dans une liberté qui semble comme improvisée, un style de composition que les Allemands qualifieront plus tard de phantasticus.

Page de titre de l’Opus I d’Arcangelo Corelli, 1681

À la fin du XVII e siècle, dans une sorte d’épuration, la sonate arbore un nouveau visage par la séparation claire de ses mouvements, le plus souvent de coupe binaire, par la stabilité rythmique et la motricité continue de chacun d’eux, ainsi que par l’affirmation de la tonalité. Arcangelo Corelli (1653-1713), violoniste accompli, protégé à Rome par Christine de Suède puis par le cardinal Ottoboni, est le grand artisan de cette mise en forme « classique ». Par la perfection, la mesure, l’équilibre dont son œuvre fait preuve, il propose un idéal qui se répandra dans toute l’Europe au cours des décennies suivantes. Parus de 1681 à 1694, les quatre premiers de ses six recueils de musique instrumentale présentent chacun douze sonates en trio, de chambre et d’église, où le discours alterne mouvements essentiellement harmoniques, danses et mouvements fugués – le seul reproche qu’on pourrait aujourd’hui leur adresser serait leur brièveté… Grâce à Corelli, la sonate en trio devient dès 1700 le genre par excellence dans lequel tout jeune compositeur doit faire ses preuves, montrant à la fois ses dons mélodiques et son habileté contrapuntique.

Une basse continue, dessin de Pier Leone Ghezzi, vers 1720

Au long du XVII e siècle, chaque nation adapte le genre à son esprit propre. Les maîtres allemands comptent en leurs rangs de formidables virtuoses du violon, qui n’ont rien à envier à leurs collègues de la Péninsule, et ils s’ingénient à mêler les styles français et italien de façon tout à fait personnelle, avec souvent une profondeur expressive unique. Parfois, créant un climat sonore plus sombre, ils remplacent le second violon par une viole de gambe, instrument très apprécié au nord des Alpes. C’est cette distribution – un dessus et deux basses – qu’adopte Dietrich Buxtehude (1637-1707) dans ses deux recueils, parus en 1694 et 1696, de sept sonates en trio chacun – elles sont dites « à deux » sur leur pages de titre parce qu’on estimait parfois que la basse ne participe pas au contrepoint. Le compositeur n’y adopte pas de séquence fixe de mouvements, et ceux-ci font alterner le style « fantasque », l’écriture fuguée et la coupe formelle de diverses danses, parfois sur une basse de chaconne, comme dans la Sonate op. 2 nº 3.

Dessin de Marcellus Laroon, vers 1720

Quelques années plus tard, le modèle corellien, amplifié et souvent adapté à la flûte traversière, nouvellement perfectionnée, se répand partout en Allemagne. Si elle a été très peu pratiquée par son père dans sa forme « classique », c’est avec elle que Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) fait ses premières armes. Suivant l’exemple de son parrain, Georg Philipp Telemann, il en écrit quelques-unes au début de la vingtaine, alors qu’il étudiait le droit à Francfort-sur-l’Oder entre 1734 et 1738. Ces sonates, qui épousent le schéma tripartite du concerto vivaldien, il les reprendra après son établissement à Berlin, où la traversière était à l’honneur en raison du goût immodéré de Frédéric II pour l’instrument. Avec son style si personnel, Bach fils y fait la démonstration que le nouveau style galant et sensible peut encore trouver son compte dans le genre, même s’il est déjà en passe de céder la place à d’autres, plus modernes.

En France, où règne un style musical très caractérisé, la musique italienne est longtemps tenue à l’écart et le violon comme instrument soliste, considéré trop criard et juste bon à faire danser – en musique de chambre, on préfère les sonorités délicates de la viole. C’est dans les salons parisiens plutôt qu’à Versailles, où la Cour s’engonce autour d’un Louis XIV pieux et vieillissant, que se font entendre dès les années 1690 les premières sonates venues d’Italie, celles de Corelli bien évidemment, provoquant un engouement immédiat autant chez les mélomanes que chez les compositeurs. À côté de François Couperin, totalement conquis mais désireux de réaliser l’union des manières française et italienne, figure Jean-Féry Rebel (1666-1747), violoniste

Gravure d’après Augustin de Saint-Aubin, 1774

exceptionnel et élève de Jean-Baptiste Lully pour la composition, qui fait paraître en 1712 douze Sonates à 2 ou 3 parties, qui datent cependant de 1695. « Rebel y a véritablement mis du génie et du feu italiens, mais il a eu le goût et le soin de les tempérer par la sagesse et la douceur françaises », écrira Lecerf de la Viéville, comme en témoigne le bel hommage qu’il rend à son maître dans la septième d’entre elles, Le tombeau de Monsieur de Lully.

Dans certains passages de leurs sonates, les Français, comme Couperin et Rebel, prévoient pour la basse d’archet une ligne différente de celle de la basse continue : la gambe ou le violoncelle peut simplement ajouter des figurations reliant les notes longues de la basse ou se voir confier une partie autonome, créant alors, pour leurs sonates en trio, une texture à quatre voix. Cette formation débouchera sur le genre des sonates à quatre, deux dessus et deux basses, dont Telemann a donné les plus beaux exemples dans ses Quatuors parisiens.

Tableau de Philippe Mercier, vers 1745

Mais c’est un quatuor à trois dessus et basse qui termine ce concert. Membre d’une importante dynastie de musiciens, François André Danican Philidor (1726-1795), qui deviendra l’un des plus célèbres joueurs d’échecs de tous les temps, publie en 1755, en tout début de carrière, sous le titre de L’Art de la modulation, un recueil de six quatuors pour hautbois ou flûte, deux violons et basse continue. Le Quatuor nº 3 déroule un discours galant déjà presque classique : à un élégant Moderato succèdent une paire d’Arias (la première est marquée Gratioso et la seconde, en mode mineur) et une gigue bâtie comme un piquant dialogue entre la flûte et les violons.

© François Filiatrault, 2023


Le concert La sonate en trio, une histoire sera présenté le 24 novembre 2023 à 19h30 – salle multimédia du conservatoire de Montréal.


Version anglaise de l’article : The trio sonata, a history