Chaque fois qu’il me vient à l’esprit qu’il serait bon d’écrire un opéra,
je ressens un feu dans tout mon corps, mes mains et mes pieds tremblent d’impatience.

Wolfgang Amadeus Mozart,
Lettre du 31 juillet 1778

Nul n’ignore aujourd’hui le génie étonnamment précoce de Mozart. Enfant, il écrit sonates et symphonies d’une belle venue, et déjà il est irrésistiblement attiré par l’opéra, poussé, il est vrai, par son père Léopold, qui veut impérativement le faire connaître à l’Europe entière et assurer son avenir.

À cette époque, dans l’Autriche et les régions de l’Allemagne restées catholiques, l’Italie dominait dans tous les arts. En musique, les compositeurs interprètes transalpins étaient partout, qui imposaient sans effort leur esthétique depuis plusieurs décennies, particulièrement dans le monde de l’opéra, tandis que « l’italien était, au propre et au figuré, la langue de la musique », constate Edward J. Dent. Pourtant, la grande école italienne, après 150 ans de prééminence, en est à son crépuscule et les maîtres germaniques, sans en être vraiment conscients, se préparent à lui succéder…

Mozart à Milan en 1770

Deux types d’opéras occupent alors la scène. L’opéra seria, ou sérieux, le grand genre par excellence, propose des intrigues complexes tirées de la mythologie ou de l’histoire antique. Conçu sur des livrets opposant amour, devoir, fidélité, trahison, en une suite de récitatifs « secs », qui portent l’action, et d’arias exprimant les passions et états d’âme divers des personnages, il est, hors d’Italie, associé à l’aristocratie et aux dynasties régnantes. À côté, l’opéra buffa met en scène, de façon vive et « naturelle », paysans, villageois, serviteurs et bourgeois stéréotypés, emmêlés dans divers chassés-croisés amoureux, stratagèmes burlesques, faux-semblants et invraisemblables quiproquos. S’y rattache, dérivé de l’opéra-comique français, le singspiel en langue allemande, où le dialogue parlé remplace parfois les récitatifs.

Une volonté de réforme cependant naît à partir de 1760 environ, afin de revaloriser la trame dramatique dans l’opéra seria. Pour briser la succession linéaire des arias et des récitatifs, on conçoit des scènes plus intégrées, avec des récitatifs accompagnés par tout l’orchestre, sortes de monologues qui expriment les tourments intérieurs des personnages. Les arias, avec leurs da capo, s’étaient beaucoup allongées avec le temps, ralentissant la progression dramatique pour laisser libre cours aux prouesses vocales des vedettes, prime donne et autres castrats, dans un jeu scénique devenu trop statique. On crée donc des formes plus concises, comme la cavatine, et on prévoit des ensembles vocaux pour conclure les actes. Les livrets doivent alors abandonner, pour plus de variété, la poésie convenue et les métaphores naturalistes du modèle établi par Métastase, tandis que l’orchestre, plus fourni, cherche à participer lui aussi tant à l’action qu’à l’expression.

Autant de transformations auxquelles le jeune Mozart participera activement. En effet, très tôt soucieux de traduire dans sa musique les passions, des plus nobles aux plus légères, il est fasciné par la scène depuis son plus jeune âge – déjà en 1764, Léopold écrit : « Il a toujours maintenant un opéra en tête. » Brigitte Massin y décèle un effet des tournées auxquelles l’astreint son père depuis sa tendre enfance : « Il est, et demeure sa vie durant, un être extrêmement doué pour s’exprimer en dramaturge. […] Les voyages ne prêtent-ils pas à l’éveil de l’imaginaire? Ce jeune baladin du monde occidental s’est formé dans ce théâtre des voyages européens. […] L’opéra sera lui-même jeu du théâtre, jeu du chant, jeu de la rencontre entre la parole et la musique. »

Dès que s’en présente l’occasion, Mozart compose des œuvres scéniques, touchant à l’opéra buffa, au dramma giocoso, au singspiel, à l’opéra seria, qui l’attirera toute sa vie, ainsi qu’à ses dérivés, la serenata et l’azione teatrale, sortes de grande cantates scéniques avec des personnages parfois allégoriques mais sans intrigue dramatique soutenue. « L’opéra en sa longue courbe évolutive occupe le compositeur pratiquement sa vie durant, de son premier désir exprimé à Londres, dans les années d’enfance à La flûte enchantée au terme de sa vie », écrit Brigitte Massin.

Une prima donna sur la scène du Teatro Regio Ducale de Milan vers 1750

Partout nourri par les œuvres scéniques de ses devanciers italiens et italianisés ainsi que par leurs interprètes vocaux, il développe une profonde connaissance du bel canto. Mais s’il travaille, autant que faire se peut, en étroite collaboration avec les chanteurs, pour adapter sa musique aux voix dont il dispose, tout jeune encore, Mozart refuse de céder à leurs caprices de vedettes et leurs vocalises improvisées, écrivant en toutes notes les ornements vocaux, parfois fort périlleux, qu’il juge appropriés. Et très tôt il enrobe ses arias dans des orchestrations somptueuses. Les Allemands dépassaient depuis peu les Italiens dans le maniement de l’orchestre, accordant aux vents une place de plus en plus importante, souvent à découvert. Mozart n’y échappe pas, qui « s’était accoutumé à penser en terme de symphonie, concevant tout ensemble les voix et les instruments comme les parties composantes d’une totalité organique », constate Edward J. Dent.

Ses premiers essais lyriques consistent en « airs de concert ». Sur un texte de Métastase, le récitatif accompagné « O temerario Arbace », son premier du genre, et l’aria « Per quel paterno amplesso », K. 79, ont peut-être été écrits pour une académie à Londres en 1766. Un an plus tard, Die Schuldigkeit des ersten Gebots (Le devoir du premier commandement), K. 35, un singspiel sacré où des figures allégoriques discutent des bases de la foi, est le fruit d’une commande du prince-archevêque de Salzbourg, Sigismond von Schrattenbach, à trois compositeurs en autant d’actes. Il ne nous reste de l’œuvre que le premier, et Mozart en est l’auteur.

Singspiel en un acte, dérivé simplifié du Devin du village de Jean-Jacques Rousseau, Bastien und Bastienne, K. 50, a été vraisemblablement donné en 1768 dans les jardins du docteur Anton Mesmer à Vienne. Bastienne se désole de ne plus être aimée de Bastien et consulte un devin pour le reconquérir. Son Intrada, d’esprit populaire, s’enchaîne au premier air, éploré, de Bastienne.

La finta semplice

La même année, Léopold prévoit faire composer par son fils un opéra buffa à l’occasion des fêtes du mariage à Vienne d’une princesse impériale; hélas, celle-ci meurt de la variole avant les noces! Les Mozart tentent de faire jouer l’opéra quand même, mais diverses intrigues ne pouvant venir à bout de la protection de l’empereur, La Finta semplice, K. 51, dramme giocoso sur un livret d’après Goldoni, sera donné au palais de l’archevêque à Salzbourg en 1769. Mozart reprend pour sa Sinfonia d’ouverture sa Symphonie K. 45, sans le menuet et en changeant légèrement l’orchestration.

Lors d’une importante tournée italienne, Mozart s’attaque à son premier opéra seria, Mitridate, re di Ponto, K. 87, sur un livret d’après la tragédie de Racine, qui sera donné au Teatro Regio Ducale de Milan, avec un orchestre considérable, à la fin de 1770. L’intrigue tourne autour de l’amour qu’éprouvent pour la noble Aspasie tant Mithridate que ses deux fils, sur fond de guerre contre les Romains, avec complots et trahisons. Ce sera le premier grand succès public de Mozart – il y aura une vingtaine de représentations – et le jeune homme est salué aux cris de « Viva il maestrino ! »

Sur un livret de Métastase dérivé de Cicéron, Il Sogno di Scipione, K. 126, est une serenata drammatica en un acte composée en 1772 en l’honneur de l’archevêque Schrattenbach pour le cinquantenaire de son ordination; mais celui-ci mourut un peu auparavant et l’œuvre fut donnée devant le nouvel archevêque, Hieronymus von Colloredo. Le général Scipion Émilien fait un rêve dans lequel la Constance et la Fortune se disputent l’honneur de le protéger; après avoir été mis en présence de ses illustres ancêtres, il choisira bien sûr la Constance…

Lucio Silla

Après le succès de Mitridate, l’Opera Regio Ducale de Milan commande à Mozart un deuxième opéra seria. Ce sera Lucio Silla, K. 135, représenté en décembre 1772. Le tyran Lucio Silla projette de tuer Giunia, qui en aime un autre, tandis qu’on conspire pour se débarrasser de lui. Après moult péripéties, Silla pardonne à tous et toutes, renonçant à sa dictature. L’œuvre connaîtra elle aussi une vingtaine de représentations.

Faut-il juger ces œuvres de jeunesse de Mozart à l’aune des grands opéras de la maturité viennoise? Bien sûr, ils n’atteignent pas, ni rien à cette époque d’ailleurs, le haut degré de vérité psychologique de leurs personnages, fruit d’une collaboration étroite avec un librettiste d’exception comme Da Ponte, soutenu par une science absolue tant de la voix que de la caractérisation instrumentale et qui se joue de toutes les difficultés avec une aisance confondante. Pourtant, même si Mozart n’était pas devenu le génie que l’on sait, beaucoup d’aspects de ses opéras de jeunesse revêtiraient toujours le même charme, la même séduction. Pour Marie-Christine Vila, « dès ses premières compositions, Mozart imprime à sa musique une marque qui lui est propre; ainsi, nous sommes surpris, au détour d’un air, d’une phrase de récitatif ou d’une intervention orchestrale, d’entendre une mélodie, des accents ou un timbre dignes des plus belles œuvres ». Ne boudons pas notre plaisir !

© François Filiatrault, 2021


Le concert Maestrino Mozart avec la soprano Marie-Eve Munger sera présenté le 29 octobre prochain à 19h30 à l’Église Saint-Laurent.