Chaque fois qu’il me vient à l’esprit qu’il serait bon d’écrire un opéra, je ressens un feu dans tout mon corps, mes mains et mes pieds tremblent d’impatience.

Wolfgang Amadeus Mozart,
Lettre du 31 juillet 1778

Au XVIII^e siècle, deux grands types d’opéra, en langue italienne, occupent la scène. L’opera seria, ou sérieux, le grand genre par excellence, propose des intrigues complexes tirées de la mythologie ou de l’histoire antique. Conçu sur des livrets opposant amour, devoir, fidélité, trahison, en une suite plutôt statique de récitatifs « secs », qui portent l’action, et d’arias exprimant les passions et états d’âme divers des personnages, il est, hors d’Italie, associé à l’aristocratie et aux dynasties régnantes. À côté, l’opera buffa met en scène, de façon vive et « naturelle », villageois naïfs, serviteurs adroits ou fripons et bourgeois prétentieux, emmêlés dans divers chassés-croisés amoureux, stratagèmes burlesques, faux-semblants et invraisemblables quiproquos.

Mozart vers 1780, par Johann Nepomuk della Croce

Très tôt soucieux de traduire dans sa musique les passions, des plus nobles aux plus facétieuses, Mozart est fasciné par la scène depuis son plus jeune âge – déjà en 1764, son père, Léopold, écrit : « Il a toujours maintenant un opéra en tête. » Dès que s’en présente l’occasion, il compose des œuvres scéniques et « l’opéra en sa longue courbe évolutive occupe le compositeur pratiquement sa vie durant, de son premier désir exprimé à Londres, dans les années d’enfance, à La Flûte enchantée au terme de sa vie » (Brigitte Massin). Partout nourri par les travaux de ses devanciers italiens ou italianisés ainsi que par les prouesses des interprètes vocaux, il développe une profonde connaissance du bel canto. Et déjà tout jeune il met en œuvre des orchestrations somptueuses – les Allemands dépassaient depuis peu les Italiens dans le maniement de l’orchestre, accordant aux vents une place de plus en plus importante, souvent à découvert.

Scène de La finta semplice

En 1768, Léopold prévoit faire composer par son fils un opera buffa à l’occasion des fêtes du mariage à Vienne d’une princesse impériale. Mais comme celle-ci meurt de la variole avant les noces, les Mozart tentent de faire jouer l’opéra quand même, mais diverses intrigues contrecarrant la protection de l’empereur, La finta semplice, dramma giocoso sur un livret d’après Carlo Goldoni, sera donné au palais de l’archevêque, son employeur à Salzbourg, en 1769. Dans la trame comico-dramatique, Rosine doit séduire deux frères vieux garçons pour leur attendrir le cœur afin qu’ils consentent à marier leur sœur à Fracasso, frère de Rosine… Dans une première aria, avec flûtes, la cavatine « Colla bocca, e non col core », celle-ci montre qu’aimer en paroles (ou avec la bouche…) n’engage pas vraiment le cœur.

Lors d’une importante tournée italienne, Mozart s’attaque à son premier opera seria, Mitridate, re di Ponto, sur un livret d’après la Mithridate de Racine, qui sera donné durant le carnaval au Teatro Regio Ducale de Milan, avec un orchestre considérable, à la fin de 1770. Ce sera le premier grand succès public de Mozart – avec une vingtaine de représentations –, et l’adolescent sera salué aux cris de « Viva il maestrino ! » L’intrigue tourne autour de l’amour qu’éprouvent pour la noble Aspasie tant Mithridate, roi du Pont, à qui elle est promise, que ses deux fils, Pharnace et Xipharès, sur fond de guerre contre Rome, avec complots et trahisons. Dans l’aria « Nel grave tormento », Aspasie sent son cœur déchiré entre son amour pour Xipharès et son devoir envers Mithridate. Plus loin, devant le courroux de ce dernier, Aspasie, dans le récitatif accompagné « Ah ben ne fui presaga » et la cavatine « Pallid’ombre », envisage le suicide par poison pour rejoindre Xipharès, qu’elle croit mort, dans l’au-delà. Mais tout finira bien : Mithridate, avant de mourir de sa propre main, la confie à ce dernier et voit ses deux fils réconciliés.

Mozart Lucio Silla

Mozart compose Ascanio in Alba, une serenata pastorale marquée par la danse, à Milan en 1771, en réponse à une commande de l’impératrice Marie-Thérèse pour le mariage de l’archiduc Ferdinand et de Marie-Béatrice d’Este – Milan était alors sous domination autrichienne. L’aria « Dal tuo gentil sembiante », où le Faune fait l’éloge de Vénus, est, « dans sa simplicité, l’une des plus réussies de l’œuvre » (Isabelle Moindrot).

Après le succès de Mitridate, l’Opera Regio Ducale de Milan commande à Mozart un deuxième opera seria. Ce sera Lucio Silla, représenté en décembre 1772. Le tyran Lucio Silla projette de tuer Giunia, qui en aime un autre, tandis qu’on conspire pour se débarrasser de lui. Dans le récitatif accompagné « In un istante » et l’aria « Parto, m’affretto », Giunia décide de demander au Sénat la grâce de Cecilio, son amant, non sans appréhension. Après moult péripéties, Silla pardonne à tous et toutes, renonçant à sa dictature. L’opéra connaîtra lui aussi une vingtaine de représentations, mais, bien qu’il marque dans son œuvre scénique le passage à l’âge adulte, il restera la dernière commande italienne du jeune maître.

Nancy Storace, créatrice du rôle de Suzanne dans Le nozze di Figaro

Après quelques œuvres scéniques restées inachevées, Mozart est tout heureux de recevoir la commande d’un opera seria pour l’électeur de Bavière. Ce sera Idomeneo, re di Creta, donné à Munich en janvier 1781 durant le carnaval. Dans un esprit de réforme, Mozart insiste auprès de son librettiste, Giambattista Varesco, pour que la trame dramatique soit plus intégrée et les formes vocales plus variées, à la manière des maîtres français, qu’il apprécie « non pas pour leurs mélodies, mais pour leurs effets dramatiques ». D’entrée de jeu et autour de l’intrigue principale – essuyant une terrible tempête à son retour de Troie, Idoménée fait le vœu à Neptune, s’il en réchappe, de sacrifier la première personne qu’il apercevra chez lui en touchant terre, et c’est son fils Idamante qui l’accueillera sur la grève –, on trouve la princesse troyenne Ilia, prisonnière après qu’Idamante l’a sauvée du naufrage. Malgré que leurs peuples soient ennemis, elle s’est éprise de lui, ignorant encore que cet amour est partagé et craignant la rivalité d’Électre. Tout cela s’exprime avec une « intensité dramatique exceptionnelle, dénuée de tout pathos » (Isabelle Rouard) dans son aria « Padre, germani, addio ». Mais la fin sera heureuse : Idamante et Ilia convoleront en justes noces et deviendront roi et reine de Crête.

Le Burgtheater de Vienne (à droite) vers 1783

Au début des années 1780, au moment de son établissement à Vienne, Mozart fait la connaissance de celui qui deviendra, pour trois opéras, son librettiste par excellence : Lorenzo da Ponte. Leur première collaboration, Le nozze di Figaro, adaptation du Mariage de Figaro de Beaumarchais – pièce un temps interdite en France pour sa remise en question des privilèges de classe –, est créée au Burgtheater de Vienne en mai 1786. Promis l’un à l’autre, Figaro et Suzanne sont au service du comte et de la comtesse Almaviva. Mais le comte, imbu de lui-même et donjuan impénitent, tente de séduire Suzanne. Puis, tout le monde s’en mêle, avec des intrigues secondaires, dans une série de « quiproquos, péripéties cascadantes, coups de théâtre et rebondissements trépidants autant qu’invraisemblables, déguisements et identités échangées ». L’aria de Suzanne « Deh vieni, non tardar » est particulièrement habile. C’est une « fausse » déclaration d’amour de Suzanne au comte, afin de rendre Figaro jaloux. Pour montrer sa duplicité, Mozart emploie des éléments musicaux qui, à son époque, relèvent du cliché, comme le rythme de sicilienne et la candeur du fa majeur, en plus de vents moqueurs, cachant un message dans un autre message…

Catarina Cavalieri, créatrice du rôle de Donna Elvira dans Don Giovanni

Créé à Prague en octobre 1787, le dramma giocoso Don Giovanni, sur un livret de Da Ponte d’après, notamment, Tirso da Molina et Molière, raconte comment fut puni celui qui reste l’archétype même du séducteur. Après avoir tué le Commandeur, Don Juan tente, avec la complicité de son fidèle Leporello, de séduire sa fille Donna Anna, avant de jeter son dévolu sur la jeune paysanne Zerline. Bientôt tous et toutes se liguent contre lui, mais, dans son récitatif « In quali eccessi » et son aria « Mi tradi quell’alma ingrata », Donna Elvire, ancienne conquête délaissée, éprouve à son égard suffisamment d’amour pour renoncer à se venger. Après moult péripéties, et Don Juan refusant de se repentir, la statue du Commandeur fera irruption au banquet que donne le séducteur et l’entraînera avec lui en enfer.

Mozart en 1790, par Joseph Lange

Dernière collaboration entre Mozart et Da Ponte, Cosi fan tutte est créé au Burgtheater en juin 1790. Dérivée d’un fait divers survenu à Trieste, où deux officiers avaient échangé leurs épouses, son intrigue est simple : pour montrer que la gent féminine est volage, Don Alfonso, un vieux cynique, met au défi Guglielmo et Ferrando de séduire chacun la fiancée de l’autre, tous deux déguisés en Albanais (!) pour ne pas être reconnus. La chose n’est pas si facile, mais ils parviendront à leur fin – comme si, inversant les sexes, les hommes n’auraient pas cédé de même ! Dans son aria « Una donna a quindici anni », Despina, servante délurée et complice de Don Alfonso – elle ignore cependant que les prétendants sont les fiancés déguisés –, tente de convaincre Fiordeligi et Dorabella de céder à leur curiosité, les avisant qu’il est naturel, pour des jeunes filles de leur âge désirant entrer dans le monde, de céder au jeu de la séduction. Au-delà de l’intrigue, la subtilité de la musique Mozart, exprimant toutes les nuances de la sensibilité, semble contredire le jugement lapidaire de Don Alfonso sur les femmes et sa prétendue démonstration…

Dans les derniers chefs-d’œuvre de Mozart, le genre buffa est complètement transcendé, permettant « au tragique de se révéler au sein même de la comédie » (Isabelle Rouard). Le haut degré de vérité psychologique de leurs personnages, fruit d’une collaboration étroite avec un librettiste d’exception et soutenu par une science absolue tant de la voix que de la caractérisation instrumentale, rend merveilleusement compte des mystères du cœur et se joue de toutes les difficultés avec une aisance confondante.

© François Filiatrault, 2023

Le concert Maestro Mozart sera présenté le 7 septembre 2023 à 19h30 à la Chapelle-Notre-Dame-de-Bon-Secours.