[Emanuel Bach] entrelace ces timbres si opposés au point que l’on ne sait plus à la fin qui est qui, lorsqu’un thème commencé par l’un et poursuivi par un autre est achevé par le troisième instrument avec un tel naturel que tous semblent inspirés par une même pensée.

Grégory Serge,
in Répertoire nº 161, octobre 2002

 

Jusque vers 1820, le nom de Bach évoquait pour la plupart des mélomanes, non Johann Sebastian comme c’est le cas aujourd’hui, mais un de ses fils, Carl Philipp Emanuel, établi successivement à Berlin puis à Hambourg. Il compte en effet parmi les compositeurs les plus influents de son temps et son génie en a fait un important précurseur du romantisme musical. Emanuel Bach a vécu entre deux grandes époques; héritier de l’art de son père et des structures unifiées du Baroque, il a contribué à l’élaboration de la forme sonate sans entrer de plain-pied dans le classicisme que Haydn et Mozart porteront à son apogée. Comme beaucoup de musiciens qu’on estime un peu péjorativement être « de transition », Emanuel Bach, pour reprendre les mots du musicologue Carl de Nys, « manifeste davantage les tourments des générations futures que le bref équilibre classique qui devait lui succéder » et plusieurs de ses œuvres pourraient « être considérées comme le pendant sonore des Rêveries du promeneur solitaire […] et même de certaines pages de Châteaubriand et de Lamartine ».

C. P. E. Bach entouré d’amis à Hambourg en 1784, gravure d’Andreas Stottrup

Né à Weimar le 8 mars 1714, cinquième enfant du grand Bach et filleul de Georg Philipp Telemann, Emanuel Bach fait ses premières études musicales auprès de son père. Il apprend ensuite le droit à Francfort et, fort de sa très solide formation comme virtuose du clavier, il entre en 1738 en tant que claveciniste dans l’orchestre du futur Frédéric II. Trois ans plus tard, après le couronnement de son patron comme roi de Prusse, il partage son temps entre Berlin et Potsdam, où la cour réside le plus souvent. Ce poste lui occasionnera cependant beaucoup de tracas, car le monarque, flûtiste de talent, est épris de style galant à l’italienne et, n’appréciant guère la hardiesse de ses compositions, il confine son travail à l’accompagnement. La vie musicale berlinoise cependant lui offre d’intéressantes compensations en la personne de nombreux amis, admirateurs lettrés et musiciens, dont la princesse Amalia, sœur du roi, auxquels il fait entendre de nombreuses sonates pour diverses combinaisons instrumentales.

En 1767, à la mort de son parrain, Emanuel Bach hérite des charges que celui-ci occupait à Hambourg et il quitte Berlin avec un grand sentiment de liberté. Dans ses nouvelles fonctions de maître de chapelle de plusieurs des églises de la ville, et jusqu’à sa mort le 14 décembre 1788, il compose plusieurs pièces chorales de grande envergure et fait jouer celles de son père, de Haendel, de Jommelli et de Haydn. Il est alors au sommet de sa carrière et de son rayonnement; son œuvre est largement diffusée, surtout celle écrite pour le clavier, domaine où il se montre des plus originaux. Diderot, passionné par le nouveau style sensible, lui écrit afin d’obtenir de lui des sonates pour sa fille Angélique; lors de son retour de Russie en 1774, le philosophe français passera même par Hambourg pour rencontrer, sans succès semble-t-il, l’illustre musicien. Christian Neefe, le premier maître de Beethoven, et le baron Van Swieten, alors ambassadeur d’Autriche à Berlin, compteront également parmi ses très nombreux admirateurs.

Refusant très tôt d’adhérer au style galant alors en vogue, Emanuel Bach figure parmi ceux qui ont le mieux incarné le courant dit « de la sensibilité » — Empfindsamkeit en allemand —, un mouvement à la fois littéraire et artistique qui allait fournir à la musique de nouveaux idéaux expressifs. Son style est en effet marqué par une émotivité nouvelle; il estimait que toucher le cœur des auditeurs devait être le souci premier de toute composition musicale, et que le musicien devait lui-même « être ému pour émouvoir ». Dans son important Essai sur la vraie manière de jouer des instruments à clavier, publié en 1753, il considère qu’« on aperçoit, au nombre de sentiments qui peuvent se rencontrer dans la musique, les dons bien particuliers qu’un musicien accompli doit posséder, et la grande sensibilité avec laquelle il doit les employer s’il veut pouvoir tenir compte des auditeurs [et] de la perception qu’ils auront du véritable caractère de son jeu ».

Entre autres procédés, il élargit la convention « baroque » voulant que chacun des mouvements d’une œuvre n’illustre qu’un seul affekt, plus ou moins codifié. Pour rendre compte du caractère changeant de nos humeurs — et confondant la composition et l’exécution —, il affirme : « À peine [le musicien] a-t-il exprimé une idée qu’une autre se présente, et c’est donc sans cesse qu’il doit pouvoir transformer ses passions. »

Le musicologue Giorgio Pestelli constate cependant qu’au contraire des musiciens de son temps, Emanuel Bach n’a pas la mélodie facile; une certaine rudesse se dégage parfois de ses compositions, mais la volonté de communication émotionnelle mise en œuvre se présente à nous comme l’aspect le plus fécond de son art. Les contemporains ne s’y sont pas trompés, émerveillés devant son style unique, sauvage, exalté. Et Pestelli conclut qu’« Emanuel Bach sera comme une exigence de sérieux, de tenue de l’écriture pour les instruments à clavier et, surtout, d’expression au sein d’une véritable mythologie des valeurs « nordiques », qui connaîtra une longue existence » et verra chez Brahms son plus bel accomplissement.

Sarah Levy-Itzig, dessin d’Anton Graff

Commandées depuis Berlin par une excellente musicienne, Sarah Itzig-Levy — elle sera la grand-tante de Felix Mendelssohn —, les trois Quatuors pour clavier, flûte et alto, datés de 1788, sont les toutes dernières compositions d’Emanuel Bach. Leur distribution inhabituelle s’explique sans doute par le goût qui règne depuis longtemps dans la capitale prussienne pour la flûte et parce que le cercle d’amis de la commanditaire, qui elle-même touchait le clavier, comptait un excellent altiste. Sur le manuscrit autographe, le compositeur parle de quatuors plutôt que de trios — l’appellation que Haydn ou Mozart leur auraient donnée — à cause de l’ancienne convention qui considérait le nombre de voix de la composition plutôt que celui des instruments concernés, le clavier jouant ici deux parties, une par main. Cependant, certains estiment que, selon les pratiques du temps et bien que sa ligne ne soit pas notée, on doit joindre un violoncelle à l’ensemble pour doubler (avec quelques ajustements) la partie de basse du clavier, ajout qui fait alors des trois compositions des quatuors au sens moderne du mot. L’instrument à clavier n’est pas précisé par le compositeur, mais une main inconnue a inscrit « pianoforte » sur le manuscrit. Avec la liberté dont se sont prévalus les compositeurs du temps, on peut les interpréter au clavecin ou au pianoforte, avec ou sans basse d’archet.

Dans le style inimitable auquel Emanuel Bach nous a habitués, la variété et l’originalité du matériau thématique de ces chefs-d’œuvre n’ont d’égales que l’intensité expressive et les harmonies mouvantes de leurs mouvements lents. Les qualités de la musique de chambre de leur auteur s’y unissent à celles de sa musique pour clavier; en témoignent l’écriture pianistique et la forme de certains mouvements, comme le rondeau qui ouvre le Quatuor en la mineur. Bien qu’issus d’un autre univers, celui du Sturm und Drang de l’Allemagne du Nord, certains éléments, comme « leurs vifs contrastes de hauteurs, de couleurs [et] d’articulation » rapprochent, aux dires de Marc Vignal, ces Quatuors du style classique viennois. On peut même percevoir l’influence de Haydn dans l’Allegro di molto du Quatuor en majeur — peut-être s’agit-il là d’un discret hommage ou d’un témoignage d’amitié à un cadet que le vieux maître tenait en haute estime.

Mais, malgré l’admiration qu’ils lui portaient, le style d’Emanuel Bach est assurément fort éloigné de ceux de Haydn et de Mozart. Quand il le décrit comme « une langue harmonique audacieuse avec des dissonances incisives et d’éblouissantes combinaisons d’accords, des points d’orgue dramatiques, des silences inattendus, des altérations du tempo, de brusques passages du majeur au mineur accentués encore par des effets dynamiques changeants et l’emploi de registres différents », Karl Geiringer fait ressortir bien davantage cette fougue émotionnelle dont Beethoven se souviendra que l’équilibre qui guide les classiques viennois. Ainsi, Carl Philipp Emanuel Bach, le fils du grand Bach, aura lui-même été le père des meilleurs musiciens romantiques.

© François Filiatrault, 2020

 

Musique de chambre avec flûte et clavier, dessin de Johann Zoffany

 

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Le concert Les Quatuors d’Emanuel sera présenté le 19 novembre 2020 en webdiffusion depuis la Salle de Concert du Conservatoire

 

LES BORÉADES ET C.P.E. BACH