Chers amis mélomanes,

Permettez-moi d’emprunter à notre collaborateur de longue date François Filiatrault cette courte réflexion sur la musique de chambre rédigée l’an dernier pour la Fondation Arte Musica : « La musique de chambre tire son nom, au XVIIe siècle, de ce qu’elle pouvait être jouée en petite formation à domicile. Quelle que soit l’époque, tous les genres qui en relèvent, du duo à l’octuor, exigent des partenaires une écoute de tous les instants, un ajustement réciproque parfait de la mesure et des nuances. Plus encore, dans le renoncement à une part d’individualité, cette complicité totale doit être au service d’une conception partagée sur ce qu’exprime la musique. Nous avons là une des plus remarquables manifestations de la communication humaine. »

Les œuvres de chambre de Bach, surtout celles qui donnent au clavecin un rôle de soliste plutôt que celui de réaliser la basse continue, comptent parmi les plus accomplies du genre, tant par leurs exigences techniques et leur variété que par leur parfait dialogue entre les protagonistes et leur beauté expressive.

Je vous invite chaleureusement à vous joindre à nous pour le concert Bach intime qui aura lieu le 21 novembre 2019, à la Salle de concert du Conservatoire.

Francis Colpron

 

Les années les plus heureuses de la vie de Bach sont sans doute celles qu’il passe au service du « sérénissime Prince Léopold, prince régnant d’Anhalt-Coethen ». D’obédience calviniste, cette petite principauté consiste essentiellement en une ville d’environ 5 000 habitants. Bach étant luthérien et les calvinistes n’utilisant pas pour leurs offices de musique élaborée, ou « figurée », comme on disait à l’époque, le compositeur se consacre alors tout entier à la musique instrumentale.

Bach dans sa jeunesse

Le prince, aux dires mêmes de Bach, est « un maître bienveillant, amateur passionné de musique et fin musicien ». Il a 23 ans et vient tout juste de réorganiser sa chapelle en engageant plusieurs des excellents musiciens que Frédéric-Guillaume de Prusse, le Roi-Sergent – père du futur Frédéric II –, a congédié peu de temps auparavant. Ainsi, de 1717 à 1723, Bach vit dans le confort et jouit de l’estime de son patron. Dans une totale liberté créatrice, il écrit pour toutes sortes de combinaisons instrumentales des oeuvres orchestrales, dont les Six Concerts dédiés au margrave de Brandebourg, et la presque totalité de sa musique de chambre, consistant en sonates et suites — parfois nommées partitas — pour violon, flûte, viole de gambe ou violoncelle, avec ou sans basse continue, ou avec clavecin obligé. Cependant, la difficulté de dater les manuscrits et d’établir la chronologie des différentes versions qui peuvent exister pour certaines œuvres amène quelques musicologues à donner parfois des dates de composition plus récentes. Bach a en effet employé plusieurs des compositions instrumentales de Coethen, en les modifiant parfois, pour les concerts du Collegium musicum de Leipzig, dont il était le directeur durant la décennie 1730.

Exceptionnel virtuose du clavier, Bach est le premier à donner au clavecin, dans plusieurs de ses compositions de chambre, un rôle concertant, le faisant dialoguer de plain-pied avec l’instrument soliste. Les six Sonates pour violon et clavecin BWV 1014-1019 forment un ensemble que le compositeur espérait probablement publier. Composées peut-être pour Georg Pisendel, virtuose de la cour de Dresde auquel Bach était lié d’amitié, ou encore pour Joseph Spiess, violoniste à la Cour de Coethen, elles font usage, surtout dans leurs deuxièmes volets, de procédés contrapuntiques élaborés, et plusieurs de leurs mouvements lents comptent parmi les morceaux les plus expressifs de toute la production de Bach. Ainsi la Sonate pour violon et clavecin nº 5 en fa mineur BWV 1018 s’ouvre sur une sorte de lamento de grande dimension qui se déroule dans une polyphonie à quatre voix. Suit une vigoureuse fugue à trois voix, puis, dans l’Adagio, le violon fait entendre une succession de doubles cordes sur les deux motifs rapides, de gamme et d’arpège, confiés au clavecin, la mélodie émergeant de la progression harmonique ainsi ménagée.

Bach a laissé une poignée de Sonates pour flûte, trois avec basse continue et quatre avec clavecin obligé. La traversière, nouvellement perfectionnée par les Français, allait bientôt devenir le véhicule d’une nouvelle sensibilité, et Bach disposait à Coethen des talents du jeune flûtiste Johann Heinrich Freytag. La monumentale Sonate pour flûte et clavecin en si mineur BWV 1030 reste le sommet du genre. Voici comment la décrit Alberto Basso : « Œuvre magistrale, elle présente un premier morceau extraordinairement ample, sur un mouvement Andante, mené avec un goût ornemental extrêmement riche en imitations canoniques. Si ce premier morceau a un caractère rigoureusement concertant, le deuxième, par contre, est nettement destiné au soliste et ouvre de spectaculaires espaces mélodiques à la flûte. Un Presto [fugué] prélude à un finale résolu [une gigue] avec des effets rythmiques entraînants et construit sur l’ambivalence des deux instruments en un dialogue serré et linéaire qui souligne le propos délibéré de virtuosité. »

Le prince Léopold joue lui-même de la viole et aime se joindre à ses musiciens. On pourrait croire que les trois Sonates pour viole de gambe et clavecin BWV 1027-1029 ont été destinées au maître du lieu, mais il est plus probable que ce soit Ferdinand Abel, violiste de l’orchestre, qui les ait jouées, si l’on considère les difficultés techniques qu’elles recèlent. Aucune de ces trois oeuvres cependant n’est une version première; ce sont probablement les transcriptions de rares sonates en trio plus anciennes. Ce genre, cultivée avec passion à la même époque par son ami Telemann, a laissé Bach plutôt indifférent. À Coethen, il a cependant écrit la Sonate en trio pour deux flûtes et basse continue en sol majeur BWV 1039 — elle sera jouée ce soir avec flûte et violon –, qui deviendra un peu plus tard la Sonate pour viole de gambe et clavecin BWV 1027, Bach confiant à la main droite du claveciniste une des deux parties concertantes et donnant l’autre à la viole de gambe une octave plus bas. On ne connait pas la première version de la Sonate pour viole de gambe et clavecin nº 2 en majeur BWV 1028, sa partition manuscrite datant de 1753. On notera que « la splendide insistance des fioritures qui ornent son Andante et le rythme vigoureux et pressant de son Allegro final témoignent d’une exceptionnelle maîtrise ».

Léopold d’Anhalt-Köthen

En mai 1747, Bach se rend à l’invitation de Frédéric II, roi de Prusse, mélomane et flûtiste amateur de bon niveau. Celui-ci avait engagé comme claveciniste Philipp Emanuel Bach quelques années auparavant et il était sans doute curieux de la réputation de contrapuntiste et de génial improvisateur au clavier du vieux Cantor. Celui-ci sitôt arrivé à Potsdam, puis plus tard à Sans-Souci, Frédéric lui fait essayer les nouveaux pianofortes qu’on trouve dans toutes les pièces du château, lui demandant d’improviser sur-le-champ, sur un thème, en do mineur, qu’il lui soumet, une fugue à trois voix, puis une autre à six voix! Devant la difficulté, Bach prend plutôt pour cette dernière un de ses propres thèmes. Revenu à Leipzig, il compose sur le thème royal, peut-être dans un esprit de revanche, un ensemble de pièces fort savantes qu’il intitule Offrande musicale et dédie au roi flûtiste.

L’Offrande musicale BWV 1079 comprend les deux fugues pour clavier demandées (un ricercar à trois voix et un ricercar à six voix), dix canons de diverses structures et une Sonate en trio pour flûte, violon et basse continue en do mineur. Celle-ci est une des très rares sonates en trio de Bach obéissant à la forme traditionnelle. Elle exploite elle aussi le beau et si expressif thème royal : ses premières notes apparaissent dans le premier mouvement, il est présent à toutes les voix alternativement dans le deuxième, absent mais suggéré dans le troisième, enfin présenté en rythme ternaire et avec ornementations dans le quatrième. Mais, voulant à la fois plaire et instruire, l’œuvre, bien qu’elle soit très contrapuntique et très fouillée harmoniquement, est également marquée au coin de ce style galant, très mélodique, que Frédéric appréciait par-dessus tout. Mais rien ne nous indique que ce dernier ait tenté de la jouer…

La musique de chambre n’occupe peut-être pas en importance numérique la première place dans l’ensemble de la production de Bach. Il n’en reste pas moins que, pour reprendre l’appréciation de Karl Geiringer, « elle montre avec quelle avidité il explorait toutes les possibilités que pouvait offrir la transformation d’une combinaison ancienne en une nouvelle, susceptible de développements, semant des graines précieuses pour l’évolution de la musique de chambre et établissant au bénéfice des générations futures une des formes les plus significatives et les plus amoureusement cultivées de la musique en commun ».

© François Filiatrault, 2019

 

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Le concert Bach intime sera présenté le 21 novembre 2019 à la Salle de Concert du Conservatoire

 

LES BORÉADES ET BACH

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