Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin.

Cioran

Bach a conçu presque toutes ses œuvres dans le cadre des fonctions qu’il occupa successivement à Weimar, Coethen et Leipzig. Mais à ce constat échappe en partie la composition tant de la monumentale Messe en si mineur que des quatre Messes brèves, ou luthériennes, BWV 233-236. Celles-ci, conservées dans des manuscrits rédigés entre 1730 et 1748, ont pu être chantées à Leipzig – à cette époque, Bach ne composait plus de cantates nouvelles –, mais nous n’avons ni indice ni témoignage d’une quelconque exécution. Malgré sa volonté d’employer la langue vernaculaire pour une meilleure compréhension du sens et du déroulement de la liturgie réformée, Martin Luther avait souhaité conserver certains textes latins, parmi lesquels le Magnificat, le Sanctus, le Kyrie (en grec) et le Gloria, pour les offices des grandes fêtes, la Nativité, Pâques et la Pentecôte. Il est possible qu’elles leur soient reliées… Mais l’ancienne hypothèse d’une commande du comte Franz Anton von Sporck pour sa chapelle a depuis longtemps été écartée.

Bach en 1746, tableau d’Elias Gottlob Haussmann

Ce ne sont pas, cependant, des compositions originales. Bach reprend des morceaux de quatre ou cinq de ses cantates antérieures, chœurs et arias des BWV 79, 102, 179 et 187 – ceux dont on n’a pu retracer l’origine proviennent selon toute probabilité d’une ou de quelques cantates aujourd’hui perdues, et le Kyrie de la BWV 233 remanie un Kyrie antérieur, de style archaïque et bâti sur le choral Christ, du Lamm Gottes, texte et mélodie de Luther. Chacune comprend six mouvements, dont trois confiés aux forces chorales et trois aux voix solistes en onze arias et un duo – sans, bien sûr, aucun récitatif –, le texte de la messe étant découpé de deux façons différentes entre les arias.

Mais qu’est-ce qu’une messe brève ? Quatre définitions se présentent. C’est d’abord une messe qui, dans la notation mensuraliste de la Renaissance, est écrite en notes « brèves », ce qui ne la rend pas nécessairement plus courte. Puis, chez les luthériens, une messe qui ne retient que le Kyrie et le Gloria, ceux-ci pouvant être amplement développés. Enfin, à l’époque classique, une messe complète mais qui ne répète aucune phrase des textes chantés, ce qui diminue le nombre de ses numéros et la rend évidemment moins longue, ou encore qui use du procédé, désapprouvé par l’Église, de faire chanter simultanément par chacune des quatre voix du chœur une section différente du texte – comme dans la Missa brevis Sancti Joannis de Deo de Joseph Haydn, dont le Gloria dure à peine une minute!

Martin Luther, tableau de l’atelier de Lucas Cranach l’Ancien, v.1532

Dans ses quatre Messes brèves, Bach opère des transformations remarquables, effectuant un travail en profondeur : changements de tonalité et d’instrumentation, ajouts et suppressions de passages instrumentaux, transfert de lignes mélodiques, dont les cantus firmus, des voix aux instruments, ou l’inverse, suppression ou abrègement des da capo et placement syllabique judicieux du texte latin. À cet égard, celui du Gloria se présente comme une longue louange un peu absconse en forme d’énumération, pas vraiment dramatique (sauf pour le passage « Qui tollis peccata mundi »), et il ne se prête pas particulièrement bien à la mise en musique, du moins à partir de l’époque où un certain figuralisme musical sert de base aux processus de composition, tant sur le plan des motifs mélodiques que sur ceux des textures et de l’harmonie. Mais le Cantor a contourné la difficulté et su brillamment faire triompher l’émotion au-delà de l’imagerie musicale, dont il était lui-même très friand, et au-delà même des mots. « Ces transformations confèrent aux originaux une qualité musicale et spirituelle supérieure », estime Gilles Cantagrel, si bien que, de l’avis de Mark Audus, les quatre Messes brèves de Bach « se prêtent considérablement mieux au concert, comme à l’usage liturgique, que la forme maintenant dépassée de la cantate allemande dont elles sont issues ».

Bien qu’épousant un même cadre formel, les quatre Messes montrent des différences de climat tant par le traitement choral – les Kyrie, tripartites, sont soit dans le style du motet ancien, soit en style concertant avec introduction instrumentale – que dans l’emploi des vents, et l’une d’elles est en mode mineur. Par ses cors, hautbois et basson, la BWV 233 dégage dans son Gloria la même atmosphère d’allégresse et de grand air que le Premier Concerto brandebourgeois, dont elle partage l’instrumentation et la tonalité. Alors que le Gloria de la BWV 235, en sol mineur, est angoissé, tendu, celui de la BWV 234 baigne dans la douce lumière de la majeur, accompagné par les flûtes et dans une adéquation idéale entre texte et musique, alors que celui de la BWV 236, par son matériau et l’union des hautbois et des violons, revêt une petite allure haendélienne.

Dans les arias, un instrument soliste dialogue souvent avec la voix, chacun apportant sa charge symbolique. Comme l’écrit André Pirro : « Pour Bach, le violon solo est une voix de tendresse et de lumière; il le fait rayonner avec une ampleur vaporeuse et étincelante, pleine de caresses et d’éblouissements [tandis que] les flûtes signifient, par leur sonorité atténuée, la douceur délicate aussi bien que la faiblesse défaillante. » Enfin, en tant qu’instrument chanteur, « le hautbois est le grand soliste pathétique de l’orchestre de Bach, dont le violon est le soliste lyrique par excellence ».

La communion dans une église luthérienne, gravure de Bernard Picart, 1727

Tous les commentateurs ont insisté au premier chef sur le formidable métier de Bach, sur les tours de force contrapuntiques qu’il réalise avec tant de facilité apparente, sur la puissance de son harmonie et sur l’extraordinaire variété du traitement concertant qu’il impose aux voix et aux instruments. Par les moyens dont il dispose, il introduit dans ses œuvres vocales sacrées, au delà de la diversité qu’on y retrouve, comme le dit Alberto Basso, tous les « éléments fondamentaux qui règlent la nature », permettant « au fidèle de se sentir totalement immergé dans la vie contemplative et au musicien de conquérir, par un constant exercice, des espaces sans limites ».

Mais ce que cette confondante science nous fait souvent oublier, c’est la prodigieuse faculté mélodique du Cantor et la profonde expressivité qui se dégage tant de ses arias que de ses chœurs, car « la beauté exceptionnelle du matériau et l’immédiateté de l’expression viennent incontestablement d’une pure vision spirituelle ».

© François Filiatrault, 2021


Le concert Les quatre Messes brèves de J.S. Bach avec le Choeur St-Laurent sous la direction de Philippe Bourque sera présenté le 27 novembre à 19h30 à l’Église St-Jean-Baptiste.