Avant-propos

Celles et ceux qui se demandent à quoi servent les notes de programmes, l’ensemble Les Boréades, soucieux de préparer son public au concert, y répond en publiant sur son blogue, quelques jours avant chaque concert, la note de programme rédigée par son conseiller artistique à l’expertise reconnue, François Filiatrault.

Nous sommes conscients que le public dispose de peu de temps le soir d’un concert pour lire les notes expliquant les œuvres au programme et l’on ose espérer que quelques personnes les liront après le concert. En rendant disponible préalablement au concert la note de programme accompagnant ce dernier, nous espérons ainsi faciliter l’écoute et la compréhension des œuvres.

Le 26 septembre prochain à 20 h à la salle Bourgie du Musée des beaux-arts de Montréal, l’Ensemble les Boréades présentera le premier concert de sa saison consacré aux quatre Cantiques spirituels de Jean Racine, tels que mis en musique par quelques-uns de ses contemporains. Nous vous invitons à lire le texte de présentation de François Filiatrault qui accompagne le concert Les Cantiques spirituels de Jean Racine. Bonne lecture!

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Les Quatre Cantiques spirituels de Jean Racine mis en musique

Le Roi fit exécuter plusieurs fois ces cantiques devant lui, et la première fois qu’il entendit chanter ces paroles : « Mon Dieu, quelle guerre cruelle! Je trouve deux hommes en moi », il se tourna vers Madame de Maintenon en lui disant : « Madame, voilà deux hommes que je connais bien. »
Louis Racine, Mémoires sur la vie de Jean Racine, 1747

[dropcaps type=’circle’ color= » background_color=’#005595′ border_color= »]N[/dropcaps]é en Champagne en 1639 et orphelin de bonne heure, Jean Racine fut élevé chez les Solitaires de Port-Royal, qui lui donnèrent une solide formation littéraire et religieuse. Malgré une vie pas toujours très vertueuse – il n’a pas reculé pas devant l’intrigue et les compromissions pour gravir les échelons de la notoriété et de l’opulence –, Racine, grand lecteur de la Bible, est demeuré toute sa vie profondément chrétien. Cet « homme de passions et de désordres », selon l’expression de Noémi Hepp, demeure avant tout un dramaturge de génie, tant par sa maîtrise de l’élaboration tragique et l’économie de ses moyens que par la force et l’intelligibilité des mouvements du cœur humain qu’il porte à leur paroxysme par une versification somptueuse.

Il amorce sa carrière avec La Thébaïde en 1664, et bientôt les chefs-d’œuvre se succèdent : Andromaque, Britannicus, Bérénice, Iphigénie… Après Phèdre, en 1677, Racine renonce au théâtre pour devenir courtisan. Il est nommé avec son ami Boileau historiographe du roi, récoltant jusqu’à sa mort en 1699 les faveurs de la Cour.

Les trente dernières années du règne de Louis XIV tranchent sur la liberté des mœurs qui caractérisait la jeunesse du monarque, surtout préoccupé de gloire, de fêtes et d’aventures galantes. Une fois la Cour établie à Versailles, Louis épouse en 1685 à titre privé la marquise de Maintenon, dame fort pieuse qui, en plus de convaincre le roi de révoquer l’Édit de Nantes, imposera pendant trente ans aux courtisans vieillissants une atmosphère de dévotion que fuiront bientôt les jeunes générations.

Très soucieuse d’éducation, Madame de Maintenon fonde en 1686 la Maison royale de Saint-Louis à Saint-Cyr, qui recueille les filles de familles nobles mais pauvres pour leur donner une formation religieuse et morale très poussée. L’institution est supervisée par l’évêque de Chartres et la marquise en est l’« abbesse du dehors ». Le vieux roi y fera de fréquentes visites, surtout durant les heures sombres de la fin du règne. C’est pour les Demoiselles de Saint-Cyr que Racine, qui leur enseigne la déclamation, revient au théâtre avec les deux tragédies bibliques que sont Esther en 1689 et Athalie en 1691.

Il rédige peu après quatre paraphrases de passages de saint Paul et de la Bible qui seront publiées en 1694 sous le titre de Cantiques spirituels faits par Monsieur R… pour être mis en musique. Considérés comme son chant du cygne, ils ne forment pas un tout homogène, mais leur rhétorique est parfaitement maîtrisée et les figures de style abondent (métaphores, antinomies, oxymores…). Les Cantiques II et IV, dont les thèmes les rapprochent des vanités picturales, se composent de six strophes de dix vers de sept pieds, tandis que le Cantiques I est formé d’alexandrins et d’octosyllabes. Le III, lui aussi en octosyllabes, reste le plus théâtral, puisque écrit à la première personne.

Renouant, mais dans un style tout à fait nouveau, avec la musique « spirituelle » – musique pieuse en langue française dévolue à un usage privé –, qui fleurit en France durant tout le XVIIe siècle sous l’influence du protestantisme, ces Cantiques ont d’abord été chantés comme un divertissement dévot devant Louis XIV dans ses appartements, puis probablement lors de ses visites à Saint-Cyr. La musique, pour une et deux voix et basse continue, était de Jean-Baptiste Moreau et de Michel-Richard Delalande. Tous deux publient cette première version en 1695, le premier se chargeant des Cantiques I, III et IV, et le second, du Cantique II – nommé IV dans la publication. La musique de Moreau, qui avait signé les intermèdes musicaux d’Esther et d’Athalie, a été jugée médiocre dès sa parution, mais d’autres compositeurs mettront les quatre Cantiques en musique, dont Pascal Collasse et Jean-Noël Marchand, cette fois avec un opulent accompagnement instrumental.*

[highlight color= » background_color=’#005595′]Pascal Collasse[/highlight] est né à Reims en 1649. Arrivé tôt à Paris, il est enfant de chœur à l’église Saint-Paul, puis au collège de Navarre. Il semble avoir été assez doué pour qu’en 1677 Lully l’engage comme secrétaire, avec la tâche de compléter les parties intermédiaires des grands morceaux de ses opéras, chœurs et mouvements symphoniques, et comme « batteur de mesure » à l’Académie royale de musique (Opéra). En 1683, il est choisi parmi les quatre sous-maîtres – chacun officie par quartier – de la Chapelle royale, à l’occasion du grand concours tenu en 1683 au moment de l’établissement de la Cour à Versailles. Il est également appointé à la Musique de la Chambre à partir de 1685, d’abord comme compositeur, puis comme maître de musique. À la mort de Lully, en 1687, Collasse se lance dans la musique de scène, composant quelques tragédies lyriques et le premier opéra-ballet de l’histoire, Les Saisons, en 1695. Il récolte tour à tour de beaux succès et des échecs retentissants, et on l’accuse de plagier son ancien maître. Mort à Versailles en 1709, la fin de sa vie reste obscure. Titon du Tillet raconte que ses dernières années furent consacrées à la recherche de la pierre philosophale, ce qui le ruina et eut raison de sa santé tant mentale que physique.

Dédiés à Madame de Maintenon, ses Cantiques spirituels tirés de l’Écriture sainte paraissent chez l’éditeur Ballard en 1695. Prévus pour trois voix de femmes, deux traversières et deux violons, avec la basse continue, ils marient la déclamation lyrique et les procédés du grand motet. Colasse écrit dans sa Préface : « Il faut remarquer que ces cantiques sont composés très simplement dans la pure explication des paroles. » Le compositeur porte ce souci de l’expression avec une écriture « subtile et fine », comme le dit Jean Duron, alternant récits, duos et trios – ceux-ci dans une polyphonie souple et transparente –, et usant d’une grande liberté dans le découpage du texte de Racine, la structuration des airs et l’accompagnement instrumental.

Né à Paris en 1666, [highlight color= » background_color=’#005595′]Jean-Noël Marchand[/highlight] est membre d’une importante dynastie de musiciens – sans lien toutefois avec le grand organiste Louis Marchand –, mais on connaît relativement peu de choses de sa vie et de son œuvre. Formé par son père, qui avait travaillé sous la direction de Lully, il est violoniste de la Chambre en 1679, puis de la Chapelle sept ans plus tard, et il touche l’orgue de Notre-Dame de Versailles de 1689 à sa mort en 1710. Peu avant son décès, il avait été nommé luthiste de la Chambre du roi – maîtriser plusieurs instruments n’était pas inhabituel à l’époque.

Compte tenu de l’ampleur des moyens demandés et de l’emploi de voix masculines, il est peu probable que sa mise en musique des quatre Cantiques de Racine, demeurée manuscrite, ait été destinée aux Demoiselles de Saint-Cyr. Dans ce qui est peut-être le fruit d’une piété toute personnelle, Marchand déploie une grande expressivité et montre sa connaissance de la tragédie lyrique; à cet égard, la grande scène dramatique que constitue le Cantique III, avec sa parfaite illustration des intentions du texte – le seul écrit à la première personne –, demeure exemplaire. Tablant sur le contraste et la couleur, tant dans l’enchaînement des récits déclamés, des airs et des ariosos que dans les ritournelles instrumentales, riches et variées, Marchand, de l’avis d’Olivier Rouvière, « ne se prive d’aucune des séductions et surprises que lui permettent les forces dont il dispose », mais sans nuire à la profondeur du propos. Thierry Favier estime enfin que si « les cantiques de Colasse se caractérisent par leur grande homogénéité stylistique, qui correspond à un idéal esthétique de sérénité, de douceur, de sobriété, […] les cantiques de Marchand, au contraire, se distinguent par leur exubérance musicale […] une variété de timbre et une puissance jusque-là très peu exploitées dans la musique spirituelle ».

Le Grand Siècle fut pétri de victoires militaires et de gloire monarchique; il fut aussi celui qui vit les premiers pas de la science expérimentale moderne. Mais il ne faut pas oublier qu’une intense ferveur religieuse l’imprègne tout du long. À mi-chemin entre le sacré et le profane, ces Cantiques de Racine constituent une sorte d’aboutissement indépassable et de haute tenue de la piété française. Quel que soit l’état de notre foi aujourd’hui, on ne peut qu’être sensible tant à la perfection et à la profonde spiritualité des textes qu’aux qualités expressives des musiques qui les mettent magnifiquement en valeur.

© François Filiatrault, 2013.

* C’est sur l’une des Hymnes traduites du Bréviaire romain que Gabriel Fauré composera en 1865 son Cantique de Jean Racine.

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[highlight color= » background_color=’#005595′]Marc-Antoine Charpentier[/highlight], dont l’œuvre est essentiellement destinée à la voix, compose à la fin des années 1680 deux morceaux instrumentaux d’envergure : le Concert pour quatre parties de violes et la Sonate pour 2 flûtes allemandes, 2 dessus de violon, une basse de viole, une basse de violon, un clavecin et un théorbe. Cette dernière est la première composition française à porter l’appellation de sonate. À la fois musique d’ensemble et musique soliste, sa liberté formelle et sa texture raffinée – notons que les instruments de la basse continue sont spécifiés, ce qui est extrêmement rare à l’époque – en font un véritable chef-d’œuvre. Dans ses neuf mouvements, qui s’enchaînent, Charpentier mêle les danses françaises à deux « récits » calqués sur la déclamation des histoires sacrées de Carissimi, auprès duquel il a étudié à Rome durant sa jeunesse. Ils sont confiés successivement à la basse de viole accompagnée par le théorbe et à la basse de violon accompagnée par le clavecin, comme dans une sorte d’opposition entre instruments « anciens » et « nouveaux ». Synthèse des styles français et italien, cette sonate constitue, selon Catherine Cessac, « un prélude absolument parfait aux Goûts réunis de François Couperin ».

© François Filiatrault, 2013.