Puis Swan et moi dans une taverne près de Temple Bar, où, pendant qu’il écrivait, je jouai de mon flageolet jusqu’à ce que nos œufs pochés fussent prêts.

Samuel Pepys,
Journal, le 9 février 1660

Musicien anglais (Richard Low) v.1690

Élisabeth Ire en surprit plus d’un lorsque, au moment de rendre l’âme en 1603, elle désigna comme son successeur le roi d’Écosse Jacques VI, fils de Marie Stuart. Sous le nom de Jacques Ier,  ce dernier inaugure ainsi les règnes anglais de la famille des Stuarts; achevée en 1714, couvrant donc tout le XVIIe siècle, cette époque compte parmi les plus troublées de l’histoire de l’Angleterre. La Reine Vierge avait su maintenir l’équilibre entre les diverses instances politiques du royaume, mais Jacques Ier et ses successeurs se montrent assoiffés de pouvoir absolu, s’inspirant des coutumes et des politiques de la Cour de France, et sont en conflit perpétuel avec le Parlement. Celui-ci, en effet, s’oppose autant qu’il le peut aux volontés royales et fait entendre la voix des Puritains; puis, après plusieurs années de guerre civile, Oliver Cromwell instaure la République, et Charles Ier est décapité en 1649. À la restauration de la monarchie en 1661, Charles II, « the Merry Monarch », prend Louis XIV pour modèle; puis Jacques II, demeuré catholique, est renversé par Guillaume d’Orange et sa femme la reine Marie, fille de Charles Ier. Enfin, le règne de la reine Anne, à partir de 1702, se déroule dans un calme relatif avant que les Stuarts laissent la place à la maison de Hanovre.

Groupe de musiciens vers vers 1675, peinture attribuée à Jean-Baptiste de Médine.

La musique, bien sûr, fait partie de l’agrément et du faste dont s’entourent les monarques, mais de plus en plus une musique pratiquée en privé, tant par les nobles que par un nombre grandissant d’amateurs, occupe l’activité des compositeurs. On a cru longtemps que, pendant la République, l’austère fureur des Puritains avait fait cesser totalement les activités artistiques et musicales; au milieu de restrictions de toutes sortes, en effet, les orgues des églises, associés aux splendeurs babyloniennes, sont détruits et les théâtres fermés, tandis que des hymnes toutes simples remplacent à l’église les musiques savantes. Si bien que Charles Burney écrira, un siècle plus tard : « Dix années d’un morne silence semblent s’être écoulées avant qu’il ne fût permis à une corde de vibrer ou à un tuyau sonore de se faire entendre dans le royaume. »

La réalité est cependant plus complexe. La musique, loin de se taire, se réfugie alors dans les demeures, au sein des familles et des assemblées amicales; comme le note Roger North, elle se pratique en « société privée, car beaucoup préféraient jouer chez soi plutôt que sur la place publique, où ils auraient été roués de coups ». Et cet exil intérieur a beaucoup profité à la musique de chambre. On chante, on joue du virginal ou du clavecin, du luth, de la flûte à bec — ou de ce flageolet cher à Samuel Pepys — et de la viole de gambe. À l’arrivée au pouvoir de Charles II, la reprise des activités scéniques et musicales, ainsi que la création de concerts publics, n’a en rien altéré la ferveur des mélomanes pour la musique domestique.

Pendant le repas [chez lord Belasyse], nous avons entendu un jeune musicien qui arrive de France, où il a étudié le violon pendant un ou deux ans et qui en joua fort bien. Mais, en toute impartialité, je ne trouve pas leurs airs meilleurs que les nôtres (bien qu’ils soient très bons) quand ils sont joués par le même exécutant. […] Mais c’était beau de voir avec quelle passion la fille de Mylord aime la musique; de ma vie je n’ai vu une créature en éprouver une semblable.

Samuel Pepys,
Journal, le 18 juin 1666

Et le goût se transforme sans cesse : à la faveur des voyages et des échanges commerciaux, par les séjours continentaux de quelques musiciens et l’arrivée de virtuoses étrangers, on importe les nouveautés italiennes et françaises. Le consort de violes, dont le jeu s’était établi près d’un siècle auparavant, laisse progressivement la place à la sonate, à la suite de danses, à la basse continue et à un instrument plus moderne mais encore un peu méprisé, le violon. Jamais cependant, et ce tant dans les musiques instrumentale que vocale, le sentiment national ne trahit le riche héritage de la Renaissance. Ainsi la fantaisie polyphonique se retrouve dans les Suites de Matthew Locke, tandis que les Sonates à trois et à quatre parties d’Henry Purcell font preuve d’une complexité contrapuntique plus recherchée que celles des maîtres italiens qui leur ont servi de modèle.

The Divison violin, Playford 1685

The Division Flute

La pratique privée favorise également l’essor de l’édition musicale, et la famille Playford publie à partir de 1650 et pendant plus de cinquante ans un nombre important de recueils de danses, d’airs et de chansons, ainsi que des traités d’improvisation montrant aux amateurs comment faire des divisions. Typiquement anglaises, ces dernières se présentent, dans une forme proche de la chaconne, comme des variations en valeurs brèves bâties sur des grounds, ou basses obstinées prédéterminées consistant en courts motifs indéfiniment répétés.

Simpson à la viole

Illustrant toutes les formes instrumentales, des musiciens de grande valeur remplissent le siècle de leurs compositions. Toute sa vie au service privé de la famille Bolles et dernier grand représentant de basse de viole en Angleterre, Christopher Simpson laisse plusieurs traités sur le jeu de son instrument. Le plus important, The Division Viol, or the Art of Playing upon a Ground, paru d’abord en 1659, puis réédité en 1667, comprend une bonne partie des compositions qu’il nous a laissées.

Matthew Locke

Compositeur en 1661 de la Private Musick — institution royale regroupant de petits ensembles de voix et d’instruments — de Charles II et organiste de la chapelle catholique de la reine Catherine de Bragance, Matthew Locke laisse beaucoup de musiques de scène et des œuvres religieuses, ainsi que des consorts pour violes, les derniers avant ceux de Purcell, qu’il fond dans le cadre de la suite. John Blow est lui aussi rattaché à la Private Musick de Charles II, à partir de 1674, en plus d’occuper les postes d’organiste à l’abbaye de Westminster et de Master of the Choristers à la toute nouvelle cathédrale Saint-Paul. Blow écrit surtout des oeuvres religieuses, mais on connaît de lui des pièces de clavecin et deux Sonates à quatre parties demeurées manuscrites.

Henry Purcell, par John Closterman

Henry Purcell est dès 1677 compositeur pour les violons de la Chapelle royale, puis membre de la Private Musick de Guillaume III, entre autres fonctions. Son oeuvre instrumentale comprend essentiellement des fantaisies pour violes, des pièces de clavecin et des sonates à trois et à quatre parties parues en deux recueils, le second publié par sa veuve à titre posthume. Ces Sonates n’ont pas de forme fixe, le nombre de leurs mouvements varie, et l’une d’elle consiste simplement en une magistrale chaconne. Par leurs procédés harmoniques, uniques à Purcell, et contrapuntiques, elles transforment le moule italien et proposent une expression intime tout à fait anglaise.

John Blow, par Peter Lely

Parmi les nombreux musiciens étrangers qui firent de Londres leur port d’attache figure Godfrey Finger, originaire de Moravie. Membre en 1685 de la Chapelle royale, avant de devenir musicien indépendant après l’exil de Jacques II, il est un parfait représentant de ce style de musique de chambre issu de Corelli et qui allait devenir véritablement international dès l’aube du XVIIIe siècle.

Ainsi, bien qu’il soit apparu à plusieurs comme une époque de moindre importance après la grande période élisabéthaine, le XVIIe siècle musical anglais n’a pas démérité; après quelques décennies de transition, correspondant au règne de Jacques Ier, il s’est mis au diapason des nouvelles formes continentales, il a développé une musique de chambre variée et remarquable, adaptant à l’âme britannique l’esprit du Baroque.

© François Filiatrault, 2022


Le concert Private Musick sera présenté le 3 novembre 2022 à 19h30 à la Salle de concert du Conservatoire.